28

 

— Ah, madame Buckley, c’est encore moi, dit-il, et je m’en vais vous déranger à nouveau. Savez-vous s’il est revenu ?… Ah, c’est bien.

Il couvrit son portable de la main et me lança :

— Elle va le chercher.

Nous étions dans la voiture, de l’autre côté de Bainbridge Avenue, juste en face de la maison. Nous avions fait pas mal de détours pour y arriver, Mick empruntant rue sur rue presque au hasard tandis que la Caprice se tramait dans le Bronx tel un éléphant dans l’herbe haute. Ni lui ni moi ne parlant, un silence pesant et épais régnait dans l’habitacle du vieux mastodonte. Il y avait trop de morts dans cette histoire et nous avions l’impression qu’ils nous accompagnaient. Trop d’actes de méchanceté aussi, et c’était comme si les cadavres s’empilaient sur le siège arrière, leurs âmes faisant trembler l’air.

— Andy, mon bon ami, reprit-il, ta voiture est juste en face de chez toi, avec nous dedans à t’attendre.

Il replia son portable et le remit dans sa poche.

— Il sera là dans une minute. Ça soulage de savoir qu’il est chez lui.

— Oui.

— Que je te dise, ajouta-t-il. Ça m’a déjà beaucoup soulagé d’avoir sa mère au bout du fil. Maintenant que ces fumiers en sont à vouloir tuer les vieilles dames…

Je regardai la porte de l’autre côté de la chaussée. Quelques minutes plus tard, chemise en laine à carreaux, le bas de ses jeans retourné et veste en cuir à la main, Andy la franchissait. Arrivé au bord du trottoir, il s’arrêta assez longtemps pour enfiler sa veste avant de traverser la rue au petit trot. Mick descendit de la voiture pour lui laisser prendre le volant. Je sortis moi aussi de la Caprice pour aller m’asseoir à l’arrière tandis que Mick prenait place à l’avant, à côté de son chauffeur.

— Folle journée, lança Andy. Je n’ai pu joindre absolument personne. J’ai essayé aux numéros que tu m’avais donnés et j’ai appelé deux ou trois bars pour demander après toi, je ne pensais pas vraiment que tu y serais, mais comme je ne savais pas où te trouver…

— Moi aussi, j’ai essayé de te parler et ne suis arrivé à rien.

— Je sais. Ma mère m’a dit que tu avais appelé. J’ai passé toute la journée dehors. J’avais pris la voiture de mon cousin et j’ai roulé à droite et à gauche. Je devenais fou à force de ne rien faire, si tu vois ce que je veux dire. Je suis même allé à Manhattan et suis passé devant le bar. Tu as sans doute déjà vu à quoi il ressemble maintenant. Rien que du contreplaqué et des rubans de plastique jaune de la police…

— Oui, je suis allé y faire un tour l’autre soir.

— Et je t’ai appelé toi aussi, Matt, mais j’ai raccroché dès que j’ai entendu le répondeur. J’ai réessayé deux ou trois fois, mais c’était occupé. Je me suis dit qu’Elaine et toi deviez vous parler et que c’était pour ça que je n’arrivais à avoir ni l’un ni l’autre.

Il enclencha la vitesse et, lorsque la circulation le permit, déboîta du trottoir. Puis il nous demanda s’il devait nous conduire quelque part. Mick lui dit de rouler où bon lui semblait, aucun endroit n’étant pire qu’un autre.

Andy tourna à droite et à gauche, marquant l’arrêt complet à chaque feu rouge et restant bien en dessous de la limite de vitesse. Au bout de quelques rues, il nous demanda si l’un ou l’autre d’entre nous avait parlé avec Tom.

— Parce que lui aussi, j’ai essayé de le joindre et ça ne répondait pas. Et vu que la vieille dame chez qui il habite est toujours là pour décrocher… Tout ce que j’arrivais à me dire, c’est qu’il avait eu pitié d’elle et qu’il l’avait emmenée au cinéma, ou qu’elle avait eu une attaque et qu’il l’avait conduite à l’hôpital.

Ou alors que son téléphone ne marchait pas. Pour finir, j’y suis allé et j’ai sonné.

— Quand ça ? s’étonna Mick.

— Je ne sais pas, je n’ai pas fait attention. Il y a une heure, peut-être. J’ai sonné et j’ai cogné à la porte, et après je suis passé derrière et j’ai sonné et cogné à l’autre porte, et quand j’ai vu que ça ne donnait rien, je suis remonté dans ma voiture. Tu veux lui passer un coup de fil ? Ou alors, tiens, on pourrait y aller parce que quand même, faut reconnaître que j’ai la trouille.

— On en revient juste, dit Mick avant de lui raconter ce qui s’était produit.

— Putain ! s’écria Andy.

Et lui aussi appuya sur la pédale de frein, mais pas aussi fort que Mick en apprenant que T. J. avait reçu une balle dans la jambe. Il regarda dans le rétroviseur et freina tout doucement, pour s’arrêter.

— Il faut que je digère la nouvelle, dit-il enfin. Tu me donnes une minute, hein ?

— Prends tout le temps que tu voudras.

— Ils sont morts tous les deux ? La vieille dame aussi ?

— Lui, ils l’ont tué par balle et elle, ils l’ont égorgée.

— Ah, bordel de Dieu ! Quand je pense que ç’aurait pu nous arriver aussi facilement à ma mère et moi ! Tout aussi facile, que ç’aurait été !

— Oui, j’ai été très heureux quand elle m’a dit que tu étais là, lui répondit Mick. Mais même avant ça, juste l’entendre décrocher… Parce que j’ai pensé comme toi, tu sais ?

Andy resta un instant à hocher la tête, puis il dit :

— Ça commence à compter, tout ça. Ça renforce.

— Ça renforce quoi ?

— Le fait que j’arrivais pas à vous joindre. Un truc que je me disais…

— Oui ? Qu’est-ce que tu te disais ?

— La manière dont ils nous attaquent… Nous tuer les uns après les autres, comme ça… une idée m’est venue.

— On t’écoute.

— Il ne reste plus que nous trois et je pense qu’on ferait mieux de ne plus se séparer. Et qu’on devrait aussi se trouver un endroit sûr. Je suis dans le Bronx et si quelqu’un venait m’y chercher, il aurait juste qu’à défoncer la porte. Matt, toi, tu habites un immeuble où il y a un gardien, et c’est peut-être différent, mais tu ne peux pas rester enfermé tout le temps. Et d’ailleurs, même si tu le faisais, qu’est-ce qui pourrait les empêcher de flinguer le portier comme ils ont déjà zigouillé tout le monde et de monter t’enfoncer ta porte à toi, hein ?

— Rien, dis-je.

— Et toi, Mick, tu t’es terré quelque part et tu ne dis à personne où tu es, et c’est vrai que c’est malin, mais il suffirait que tu sortes et que tu te mettes à tourner et virer comme on le fait dans cette voiture pour qu’on puisse te reconnaître. Tout ce qu’il faut, c’est qu’un type te remette, qu’un sale con l’apprenne et… tu vois ce que je veux dire ?

— Oui, mais… ta réponse à ça ?

— La ferme.

— La ferme, répéta Mick en réfléchissant. J’ai déjà conseillé à Matt de partir en Irlande et il m’a répondu que je devrais l’accompagner pour lui montrer le pays. Ce n’est pas pareil ?

— Non, pas exactement.

— Dans les deux cas, je les fuis quand même.

— Sauf que là, tu ne le ferais pas, Mick. C’est ça l’essentiel. Tu préparerais tes positions et tu attendrais qu’ils viennent te chercher.

— Là, tu m’intéresses.

— On y va ce soir et on s’installe. Tout de suite, sans leur laisser le temps de nous tirer dessus encore un coup. On prépare nos défenses, il n’y a qu’une entrée, n’est-ce pas ? La grande allée qu’on a prise la dernière fois, non ?

— Celle avec les marronniers.

— Si tu le dis… Pour moi, il n’y a que les arbres de Noël et les autres. Et donc, s’ils la remontent quand on sait qu’ils vont le faire, c’est comme du tir aux pigeons, non ?

— Continue.

— Je ne sais même pas qui connaît l’existence de la ferme en dehors de nous trois. Mais il y en a probablement quelques-uns. Il n’empêche, ce que je me dis, et il faut se rappeler que j’ai passé toute ma journée à penser à ça et à rien d’autre, c’est que…

— Tu te débrouilles bien, bonhomme.

— Bon, alors tu vois, on s’installe. Et après, on le fait savoir à quelqu’un qui bavasse beaucoup. Nous, on sait que ces types ont de bons tuyaux. Donc, si on fait circuler le renseignement, ils vont finir par l’avoir. Ils sauront qu’on est tous les trois terrés quelque part où on est sûrs que personne ne le sait. On pourrait même ajouter qu’on boit comme des trous et qu’on a fait venir des femmes, enfin quoi… qu’on fait la fête du matin au soir. Pas la peine que je te fasse un dessin, à toi de reprendre l’idée, Mick.

— Ils pensent qu’on se la coule douce, mais nous, on les attend.

— Et on les piège, tous.

— À la ferme, répéta Mick. Ça veut dire qu’on s’enterre, c’est ça ? Et qu’on aura besoin de creuser un trou plus grand que la dernière fois, hein ?

Un sourire lui tirant un coin des lèvres, il ajouta :

— Mais ça ne me dérangerait pas de travailler. Je dirai même que l’exercice nous ferait du bien.

Nous décidâmes de partir tout de suite. Nous n’avions besoin de rien emporter. Entre ce qui poussait dans le jardin et ce que Mme O’Gara avait mis en conserve, il y avait assez de nourriture pour tenir tout l’hiver. Sans compter qu’il y avait un magasin à Ellenville et que si nous restions assez longtemps pour avoir besoin d’acheter des vêtements de rechange, nous pourrions toujours nous les procurer sur place.

Et il avait sa sacoche en cuir sur la banquette arrière, avec armes, munitions et argent liquide. Il y avait même glissé le tablier de son père, et son vieux fendoir. Et il y avait aussi quelques armes supplémentaires à la ferme, genre vieille carabine de 12 d’O’Gara et un fusil à lunette pour tuer les cerfs.

— Juste un truc, reprit Andy. Il faut que je passe chez moi dire à ma mère qu’elle ne me verra pas pendant quelques jours.

— Appelle-la, lui dit Mick. Sers-toi de mon portable ou attends de lui téléphoner de la ferme.

— Je préférerais le lui dire de vive voix. Et j’ai une autre boîte de munitions pour mon flingue dans ma chambre. J’aimerais autant les emporter. Et ça me donnera l’occasion de fumer une cigarette. C’est que c’est loin, la ferme, sans cigarettes.

— C’est ta voiture que tu conduis, lui dit Mick. D’après moi, tu devrais pouvoir fumer dans ta voiture si tu en as envie.

— C’est dur pour les deux non-fumeurs que j’y transporte. C’est assez renfermé, même quand on baisse une vitre. Non, je vais juste en griller une avant de partir. Et puis il y a autre chose. Je vais dire à ma mère d’aller rendre visite à mon oncle Connie, au nord de Boston. Elle n’arrête pas de me répéter qu’elle ne l’a pas vu depuis une éternité et je ne vois pas meilleur moment pour qu’elle y aille. Non, parce qu’ils pourraient vouloir venir me cueillir moi aussi, et ça pourrait ne pas être trop grave s’il n’y avait que moi, mais elle, je ne voudrais pas qu’il lui arrive des trucs.

— Dieu, non !

— Qui sait même si elle voudra y aller ! Mais le lui suggérer ne peut pas faire de mal. Et quand je pense à Tom et à la vieille dame…

— Tu en as assez dit.

Il ne nous fallut pas longtemps pour regagner Bainbridge Avenue et nous garer devant sa maison. Andy descendit de la Caprice, remonta le trottoir au trot, sortit sa clé et entra chez lui. Au bout d’un moment, Mick reprit son portable et composa un numéro, puis, presque aussitôt, referma son engin d’un petit coup sec.

— Je pensais que ce serait bien d’avertir O’Gara, dit-il, mais je ne veux pas l’appeler à partir de ce machin-là. Avec la chance que j’ai, quelqu’un pourrait nous entendre.

— Dans les plombages de ses dents, c’est ça. Bah, on trouvera bien une cabine.

— Il n’y a qu’à monter à la ferme. Il n’est pas si tard et O’Gara n’a pas besoin qu’on le prévienne.

Il garda le silence un instant et poussa un grand soupir.

— Allez, on change de place, reprit-il. Je vais passer derrière où je pourrai mettre mes pieds en hauteur. Il se pourrait même que je ferme les yeux et que je pique un petit somme en route.

Je descendis de la voiture et nous changeâmes de place. Mick fit le tour du véhicule et se rassit derrière, en se tournant assez de côté pour pouvoir remonter ses jambes.

Quelques minutes plus tard, Andy ressortait de chez lui. Il avait allumé une cigarette et s’arrêta sur le trottoir pour en tirer une grande bouffée. Il en tira encore une autre en se tenant près de la portière ouverte, puis expédia le mégot sur la chaussée. Des étincelles s’y allumèrent lorsque celui-ci en toucha le revêtement.

Enfin il monta dans la voiture, tourna la clé de contact et démarra en pompant sur l’accélérateur.

— On est partis, dit-il en souriant fort et tapant deux fois sur son volant. Feriez mieux de faire gaffe, les copains !